L’anti-deuil

Cette fin de journée était plutôt agréable. J’avais enfin terminé mon rapport sur le carcinome testiculaire et nous discutions de tout et de n’importe quoi avec mon boss. Il me racontait l’histoire d’un de ses amis chez qui on avait diagnostiqué un cancer du poumon à petites cellules. Il était lui aussi médecin et a vite compris qu’il n’en avait plus pour longtemps. Mis à part de rares cas, la chirurgie n’est pas envisageable et le traitement de base est la chimiothérapie suivi parfois d’une irradiation du volume tumoral. Il avait toutefois choisi de recevoir un traitement. Il souhaitait profiter de ses derniers instants et mettre un peu d’ordre dans ses affaires.
La réponse au traitement est généralement très variable et la médiane de survie est assez courte frisant les 15 mois. Ce délai supplémentaire avait toutefois permis à son entourage de se préparer à sa mort et entamer une pré-période de deuil. Il avait commencé à accepter sa propre mort. Les mois ont passé. Seuls quelques patients survivent à deux ans. Quatre ans plus tard, il était toujours en vie. Il était en rémission complète. C’était un miraculé et ses proches ont du faire un travail de deuil inverse. Alors qu’ils avaient tous accepté sa disparition prochaine, ils devaient réapprendre à vivre avec et cela ne fut pas si facile que cela. Il mourut finalement cinq ans plus tard d’un infarctus du myocarde, et pas du cancer (même si le cocktail d’anthracyclines reçu était fortement cardiotoxique et probablement indirectement responsable du décès).

Si l’histoire est amusante et pleine d’espoir, l’expérience fut vraiment traumatisante pour certains proches ayant eu recours à une longue et douloureuse psychothérapie.

Il était donc difficile de faire un deuil inversé.

Je ne sais pas comment nous sommes venus à parler de ma propre expérience mais je lui ai expliqué que même s’il était encore en vie, je considérais que mon père était mort et que j’avais fait inconsciemment un travail de deuil il y a quelques années de cela. Il était mort et rien ne pouvait le ramener en vie. Il pouvait être atteint d’une maladie incurable. Il pouvait être blessé. Il pouvait vivre seul. Il pouvait souffrir. Rien ne pourrait me faire changer d’avis. Je n’éprouve aucune pitié ni aucun remord. Je me sens tout simplement bien depuis que nos chemins se sont séparés. J’ai ma propre vie, mes amis, ma famille et un travail formidable.

J’ai interrompu la conversation pour répondre au téléphone. C’était Nicolas, le compagnon de Mimi Zonzon. Nous avions prévu de dîner ensemble à la maison. Il m’appelait pour me demander s’ils pouvaient passer un peu plus tôt pour donner un bain à Theresa Maria Traviata avant le biberon. Cela ne me posait bien évidemment aucun problème. Snooze ne travaillait pas et était censé préparer le dîner. Il pouvait donc être présent à la maison en début de soirée pour accueillir la petite famille Zonzon.

J’ai donc tenté de contacter Snooze pour le prévenir. Il a mis du temps à décrocher. Il avait une voix bizarre et a commencé à me parler de dossiers qu’il avait bien reçus. Ses propos étaient incohérents jusqu’à ce qu’il me glisse à voix basse :

Lui : Ton père est dans la cuisine. Qu’est-ce que je fais ?
Moi : Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?
Lui : Oui, au départ, je ne l’ai pas reconnu mais j’ai été obligé de le faire rentrer.
Moi : C’est une blague ?
Lui : Non, ce n’est pas une blague. Mais ne t’inquiète pas, je gère la situation.

Je ne l’ai pas vu depuis près de sept ans. Je ne pouvais plus alors vivre avec un père qui passait son temps à me mépriser et m’ignorer. Ce choix ne fut pas facile. Pourquoi devais-je avoir des obligations filiales vis-à-vis d’une personne qui ne considérait pas avoir d’obligations paternelles ?

Cela m’a fait un choc. C’était bien normal. Je ressentais les battements de mon cœur au niveau de mes tempes. J’étais persuadé que j’allais déclencher une migraine. Il n’en fut rien. J’étais plus angoissé pour Snooze qui devait l’affronter. Je me trouvais finalement bien loin de lui, confortablement installé dans mon bureau. Mon premier reflexe a été de téléphoner à ma mère et de lui conseiller de filtrer les appels téléphoniques.

Je me suis finalement décidé à rentrer à la maison. J’étais en vélo. En approchant le 12ème arrondissement, j’ai eu un instant peur qu’il soit encore à la maison ou qu’il m’attende face à mon immeuble. Ce ne fut pas le cas. Lorsque j’ai vu Snooze, j’étais vraiment contrarié de l’avoir mis dans une telle situation. Il était de son côté contrarié pour moi. Je lui ai posé quelques questions. Snooze lui a apparemment tout balancé dans la figure. Nous étions ensemble depuis la faculté, nous vivions ensemble depuis 1998, j’étais Docteur, je ne souhaitais plus avoir à faire ni à lui, ni à sa femme. Le fait que je vive avec Snooze ne le dérangeait pas. Il souhaitait que nous lui rendions visite en Bourgogne. Je n’avais jamais abordé ce thème avec lui. Le Snooze m’a outé en 3 minutes. Quand je le fréquentais encore, il crachait sur tout ce qui était juif-arabe-pédé et ne se cachait pas de voter droite très extrême. Mon père aurait également eu des problèmes de santé et aurait subi un infarctus. Il continuait à travailler et n’était pas encore prêt à quitter et vendre son cabinet.

Il s’est mis à pleurer. Il regrettait que les choses se soient passées comme cela. Snooze a eu à affronter les larmes d’un vieil homme se retournant sur son passé et se rendant compte que sa vie n’a pas été celle escomptée.

J’ai passé un très bon week-end. Sa visite ne m’a pas atteint. Mais il faudra que je l’affronte un jour ou l’autre, par courrier ou de visu.

Mais la question qui me tenait le plus à cœur était la suivante :

Dis, Snooze, a-t-il encore tous ses cheveux et sont-ils encore blonds ?

Il m’a répondu que oui. J’avais peut-être une chance de garder le plus longtemps possible mes cheveux.

14 commentaires sur “L’anti-deuil

  1. C’est un des meilleurs billets qui m’a ete donne de lire sur un blog. Tout y est ecrit dans un style parfait. Je comprends tes emotions, tes sentiments, ta rancoeur, tes angoisses meme si je n’ai jamais vecu une telle situation.

  2. Une visite chez toi de bon matin (elles sont tres rares en ce moment, je le regrette et je m’en excuse) et l’envie de te saluer specialement a l’occasion de ce billet typiquement « chondrien » : concis dans son introduction, laissant place a une emotion irrepressible et poignante, pour finir sur un eclat de rire iconoclaste.

    Merci roidetrefle et pleins de baisers a toi (avec ou sans cheveux !)

  3. Je ne fais pas comme Traou une visite matinale, mais nocturne.
    Et la, dans le calme de la nuit, je lis ton billet, et suis tres emue. Tu deroules le fil de la pelote, comme cela tout tranquillement… Et plouf…
    roidetrefle, continue a etre roidetrefle.
    Pour les cheveux, tant mieux. Il te doit bien cela !

  4. @ Peter: toujours pas de nouvelles de lui, bonnes nouvelles ?

    @ Kitt: Merci ma caille!

    @ fauvette: Rhaaa oui alors! Je commence a avoir un peu de cheveux blancs mais je ne les perds pas…

    @ Snev: Oh oui alors! venus est en mars…a moins que Saturne soit sous pluton…arrg!

  5. J’ai bien fait de suivre ma lancée et de farfouiller dans tes archives, petit roidetrefle (je sais c’est ridicule, ce « petit » devant ce sobriquet, mais j’avais besoin de manifester une marque de tendresse envers toi, et j’ai trouvé que ça … ). J’ai déjà sur ton blog évoqué le cas de ma mère, de mon enfance, mais là, tu décris quelque chose que j’ai entièrement fait, comme toi, et que je décris avec les mêmes mots, alors ça me fait tout drôle …
    Ne supportant plus l’idée même de ma mère, j’ai moi aussi un jour décidé de faire comme si elle est morte, j’ai tout fermé, tout neutralisé, all under control. Sauf que comme j’étais sa tutrice (quel vilain mot), c’était quasi schizophrénique, enfin plus encore quoi, parce que j’étais quand même obligée de gérer les choses pour elle … mais comme elle était « morte », forcément, je le faisais mal … je laissais passer plein de choses parce que ça m’était aussi insupportable de faire ça ET en maintenant également à mon esprit qu’elle était morte, tu vois … mon esprit, il voulait pas bien ce dédoublement là … je te raconte pas les emmerdes que j’ai eus avec au choix l’URSSAF, les impôts etc etc …
    Et puis un jour, il y a 4 mois, elle est morte. Pour de vrai.
    Fille unique, mon papa à l’étranger, j’ai dû tout gérer moi-même, du coup, décédée un samedi soir, elle a été enterrée le lundi matin, et j’y étais, alors que j’ai tout organisé dans la soirée du samedi à 800 km de distance. Un exploit. Je ne l’avais pas vue depuis 5 ans : normal elle était déjà morte. Je ne l’ai pas vue morte : ben non, pardi, puisqu’elle était déjà morte depuis 5 ans ! Seules la personne chez qui elle était gardée et un vieil ami de son enfance à elle l’ont vue, et ont pu m’assurer que, cette fois, elle était bien morte … c’est-à-dire que je pouvais douter, vu qu’elle m’avait infligé pendant mon enfance une bonne quinzaine de tentatives de suicide sans y passer, et que depuis 5 ans, alors qu’elle était sensée être morte elle se rappelait toujours d’une façon ou d’une autre à mon bon souvenir sous la forme de pension à payer, de chèques à faire et de formalités à accomplir.
    Non, cette fois elle était bien morte.
    A part pour les présents à son enterrement et qui semblaient pleurer sur leur jeunesse enfouie et le gâchis qu’elle avait fait de sa vie, je n’ai pas pleuré. Tu penses, après 5 ans de mort, et près de 25 ans de galère, t’as plus de larmes … Mais ça m’a permis de sauver les honneurs dans cette petite ville de province en essuyant quelques larmes. C’était pas plus mal.
    Depuis ces 4 mois, elle n’est pas revenue. Elle se tient morte. … sauf certaines nuits, quand je dors … elle revient… mais j’ai plutôt de la chance : elle revient toujours « normale », telle que je l’aimais quand j’avais moins de 13 ans; certaines fois, même, j’ai conscience qu’elle revient avec tout ce passé honni, mais curieusement, elle s’en est sortie, je retrouve vraiment ma maman, même après toutes ces années …
    D’après mes proches, qui ne connaissent que la partie immergée de l’iceberg de ce « presque deuil », c’est-à-dire qui pensent que je suis assez « monstrueuse » et froide pour avoir oublié ma mère de son vivant, un jour le fantôme va revenir, ça sera très très très dur, et j’aurai besoin d’une bonne psychothérapie que je ferais mieux, du coup, d’entamer tout de suite ! Je ne sais pas s’ils ont raison … j’ai toujours eu l’habitude d’avancer pour attendre le lendemain, pour tout, alors je ne le fais pas. J’ai toujours pensé que si j’arrivais moi-même à formaliser ces errances, j’en serais dispensée. Aujourd’hui tu me permets pour la première fois d’oser mettre des mots sur tout, me donnant l’impression que je ne suis pas la seule dans ce cas. Alors merci. Toi, tu es mon ami. Pour la vie.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *