Et paf, Madeleine (ou la machine à cirer les chaussures)

Le bonheur, c’est simple comme un coup de fil. Mes amis, collègues et connaissances ne cessent de le répéter. Il est quasiment impossible de me joindre en composant le numéro de mon téléphone portable. C’est un objet que je suis capable d’oublier pendant des semaines. Lorsque je l’allume, la messagerie est souvent saturée. Certains pensent que je les filtre et me font la gueule, d’autres m’appellent sur ma ligne professionnelle et tombent sur Nadine, mon assistante de l’espace. Ceux qui me connaissent bien patientent jusqu’à la fin de journée et composent le numéro de téléphone de notre appartement et sont certains de tomber sur moi.

Il y a trois années de cela, mon amie Madeleine à tenté de me joindre à mon domicile. J’étais fatigué ce soir là et je n’ai pas souhaité lui répondre. Je savais que, si je décrochais, j’allais m’aventurer dans une longue conversation. Nous aurions parlé politique ou de la vie culturelle parisienne. Nos digressions auraient duré des heures. Elle aurait commencé par allumer une cigarette longue, m’aurait demandé si j’avais lu le Figaro du jour, écouté radio classique le matin ou quel était le dernier film que j’avais vu au cinéma. Toujours le même rituel.

Je la connaissais via ma mère. Elle était une ancienne patiente du service d’endocrinologie de la Pitié-salpêtrière. Madeleine était également atteinte de psychose maniaco-dépressive. Sa PMD la rendait encore plus sympathique. Elle était capable de faire les choses les plus dingues. Elle avait acheté en quelques heures un appartement à Deauville sur un coup de tête sans avoir la totalité les fonds, s’était mise en couple avec un espion allemand ou partait régulièrement à l’étranger pour quelques jours sans en avertir ses proches. J’avais parfois l’impression d’être le petit fils qu’elle n’avait jamais eu. Elle passait le réveillon de Noël en notre compagnie. Avec elle, je ne m’ennuyais jamais.

C’était une petite juive rouquine. C’était comme cela qu’elle aimait se définir. Elle me racontait souvent ses histoires folles, lorsqu’elle était petite, pendant l’occupation allemande. Nous allions souvent à l’opéra. Elle avait une culture incroyable. Un soir, juste avant une représentation, elle s’est amusée à lustrer ses escarpins avec une cireuse automatique. La machine a aspiré et broyé l’une de ses chaussures. Elle a monté pieds nus le grand escalier. Elle racontait souvent en se marrant cette petite aventure. Lors de nos dernières vacances en Chine, nous avons pensé à elle tous les jours en souriant. Une machine à cirer les chaussures était disposée face à la sortie de l’ascenseur. C’était la machine à Madeleine.

J’aurais adoré lui dire que j’étais pédé et en couple avec Snooze. Je n’ai jamais osé. Je suis pourtant persuadé qu’elle aurait adoré le rencontrer et qu’ils seraient devenus complices. Il y a trois ans, elle a tenté de me joindre. Il y a trois ans, je n’ai pas décroché le combiné. Quelques jours plus tard, elle s’est apprêtée. Elle a pris ses clefs et son sac à main. Juste avant d’ouvrir la porte d’entrée, elle s’est effondrée dans son entrée et est morte d’un coup. Paf. Son coeur avait lâché.

Je me reproche encore aujourd’hui de ne pas avoir décroché le téléphone, juste parce que je n’avais pas envie de partager ma soirée avec elle à parler de tout et de rien. J’aurais tellement eu envie de lui dire au moins une fois que je l’aimais très fort. Après ses funérailles, ses héritiers se sont déchirés pour se partager le gâteau. Je me suis rendu compte que je n’avais même pas une photographie d’elle. J’aurais adoré garder l’un de ses livres en souvenir.Depuis, lorsque je dis au revoir à certaines personnes, je les fixe longuement après les avoir serré entre mes bras, embrassé tendrement ou humé leur parfum. Madeleine me rappelle dans ces moments particuliers que nous ne sommes qu’un tas de viande périssable et qu’il ne faut jamais hésiter à dire je t’aime à son entourage, ou même décrocher son combiné.

22 commentaires sur “Et paf, Madeleine (ou la machine à cirer les chaussures)

  1. Après la séparation avec le père de ma fille, je n’ai jamais eu l’occasion de revoir sa grand’mère. Pour être honnête, je n’en ai pas pris le temps et lorsqu’elle est morte 4 ans après, je me suis amèrement reproché de ne pas l’avoir appelée depuis toutes ces années ! Mais je continue de penser à elle régulièrement lorsque je vais chez mes parents qui ont acheté son ancienne maison ! Un peu d’elle y subsiste encore …

    (je confirme : pourquoi as-tu un portable ?)

  2. Je suis sûr en tout cas qu’elle ne t’en veut pas de ne pas avoir décroché… Tout le monde a ses moments, tu n’étais pas disponible. Peut-être que si tu t’étais forcé à le faire, tu lui aurais répondu avec un peu d’agacement et qu’elle l’aurait senti. Il ne faut jamais extrapoler à l’infini. Mais c’est vrai que c’est une très jolie note. Bravo Msieur roidetrefle.

  3. @ psykokwak: ça m’arrache la gueule de le dire à mon mari. :happy_tb:

    @ Alice: et bien moi aussi petite Alice. :wub_tb:

    @ Valérie de haute Savoie: on monte un club? :thumbup_tb:

    @ fcrank: Non, c’est juste pour ton corps (et aussi parce que tu as souvent la braguette ouverte) :wub_tb:

    @ TarValanion: Dit comme ça, j’ai comme un coup de blues. :huh_tb:

    @ Janu: Oh la jolie idée. Madeleine, le fantôme des machines à cirer. :king_tb:

    @ JM: Mais oui. Etre aussi égoïste, en « s’imprégnant » des gens qu’on aime (un peu comme dans le parfum, mais en bien moins gore) :devil_tb:

    @ MarcelD: Marcel, ze comeback, Marcel, ze comeback, Maaaarceeel! :jittery_tb:

    @ Madeleine: Pour le portable, Snooze passe son temps à m’engueuler quand il ne peut pas me joindre. Et puis j’en ai toujours besoin lorsque je l’ai laissé à la maison. Pour le commentaire en modération, c’est juste parce que tu as changé ton nom. WordPress ne reconnaît que les commentaires provenant des commentateurs validés au moins une fois par l’administrateur. :laugh_tb:

    @ Traou: Cette scène lui correspond vraiment bien. Je me souviens également du jour ou elle a appelé un avocat spécialiste de la traque de nazis pour lui dire que son fils était un petit con. Assez d’anecdotes pour écrire un livre (ou ouvrir un blog) :king_tb:

    @ Lancelot: Si si, j’étais vraiment disponible, je t’assure. Mais bon, tu as raison, rien ne sert… :thumbdown_tb:

  4. J’ai pensé comme Janu, pour le reflet.

    Et puis aussi que j’aimerais tant que quelqu’un te lise et décroche enfin sa messagerie (je ne sais pas ou peu téléphoner, et plus pour parler en tout cas)

    + une autre personne pour laquelle c’est un peu différent (je me fais simplement du souci pour elle, pas de nouvelles depuis trois mois et elle allait alors assez mal et je n’avais pas pris la peine de lui demander son numéro (quelle idiote) ou peut-être qu’elle estimait que nous n’étions pas assez intimes pour me le confier (?)).

    nb. : afin d’éviter toute confusion je tiens à préciser que ni l’une ni l’autre ne blogue (à ma connaissance) ; pourtant elles n’ont rien contre l’internet et furent de fières messagères.

    merci roidetrefle pour ce beau billet chaleureux et déchaussé.

  5. Je fais régulièrement comme toi avec le portable … c’est un objet qui fondamentalement m’emmerde … en fait, il ne devrait servir qu’à appeler, et non à être appelé, à être pisté partout …. Il m’est arrivé de « l’oublier » pendant 6 mois, des fois 1 ans …et puis après je le reprends. En ce moment ça fait plusieurs mois qu’il a réapparu et que je le tolère. Jusqu’à quand …
    Mais tu as raison, comme dans la chanson on ne dit jamais à temps aux gens qu’on les aime.
    On s’appelle quand ? lol

  6. ma petite larme avant de dormir….

    mes eux pourraient bientôt servir de fontaine ces derniers temps…

    mais cruellement vrai, il faut dire et penser ses mots et ne pas oublier chaque jour peut être le dernier…

  7. J’ai fait une expérience similaire, il y a quelques années. On apprend à la dure qu’on n’est que de passage et que ça s’arrête sans plus de raisons que ça n’a commencé… Des voyageurs clandestins, voilà ce que nous sommes.

  8. en ce moment, je lis le « livre de ma mère », d’albert Cohen… ca va bien dans le sens de ta conclusion… je te le conseille si tu ne l’as jamais lu

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