Retour sur la période bleue (la complainte du progrès)

Je me souviens très précisément de la fin des années soixante-dix. Ma mère avait plaqué mon père après avoir eu la preuve de son infidélité. Il lui a fallu trouver le courage de quitter le confort d’une vie bourgeoise provinciale pour recommencer sa vie à zéro à Paris. Je me souviens qu’elle n’avait emporté qu’une vilaine valise en faux cuir rouge toute râpée et un ours en peluche. Nous avions débarqué dans un petit studio au septième étage d’un bâtiment situé non loin des Buttes-Chaumont. Nous avions obtenu ce logement car mon arrière-grand-père avait été l’architecte de l’immeuble. Curieuse coïncidence, l’appartement était situé sous la petite tour qu’il s’était fait construire et qui lui servait de bureau. L’endroit était magique. Il s’agissait d’une petite pièce presque uniquement constituée de baies vitrées et qui permettait d’avoir une vue imprenable sur tous les toits de Paris. Nous en avions l’usufruit et j’en avais fait mon refuge secret.

Quelques mois plus tard, nous avons hérité d’un trois pièces situé un étage plus bas. L’appartement me semblait immense car nous n’avions pas les moyens de le meubler. Je me souviens d’un matelas déposé sur le sol d’une des chambres. Il n’y avait pas de salle de bains et nous nous lavions dans la cuisine. Nous n’avions pas de machine à laver le linge, ni de tourne-disque, encore moins la télévision. Il fallait à l’époque attendre plus d’un an avant que les PTT n’installent le téléphone. Le matériel n’avait pas d’importance. Ma mère avait un emploi, j’étais scolarisé dans une école catholique privée et nous mangions à notre faim. Côté loisirs, ils se résumaient aux classiques, aux livres des bibliothèques rose et verte, aux vieux albums trimestriels cartonnés du journal de Mickey ou encore aux numéros de la revue Historia que ma mère dévorait tous les soirs. Le père Noël m’avait apporté un télescope que j’avais installé dans ma tour. Je passais des heures à tenter d’observer les étoiles masquées par les lumières parisiennes.

La télévision a fait tardivement son apparition dans notre foyer. Je me souviens d’un appareil blanc futuriste en forme de bulbe qui diffusait des images en noir et blanc de mauvaise qualité. C’était l’époque de Récré A2, de l’ile aux enfants, des jeux de vingt heures et des speakerines potiches qui s’adressaient à leurs jeunes amis téléspectateurs. Le téléphone est enfin arrivé. Un numéro à sept chiffres nous a été attribué. Il fallait composer le 16 pour appeler Paris et le 19 pour la province. Quelques semaines après son installation, l’hôpital de Clermont nous a contacté pour nous annoncer la mort de mon grand-père maternel. Nous sommes rapidement descendus rejoindre ma grand-mère en Corrèze. Le réseau du chemin de fer était dense et des michelines desservaient régulièrement Bort-les-Orgues. Nous prenions le métro jusqu’à la Gare d’Austerlitz. Je me souviens encore de certaines rames composées de wagons en bois dont les portes s’ouvraient régulièrement en marche. Il y avait également deux classes et il était possible de fumer dans les stations. Une fois arrivés en gare, nous empruntions un train vert à compartiments. Les banquettes étaient transformables en couchettes et les murs étaient décorées de vieilles photographies en noir et blanc qui représentaient les plus belles régions du pays. Les billets étaient en carton dur, et aussi grands qu’un ticket de métro, de couleur jaune à l’époque.

C’était également l’époque des visiteurs du mercredi et des émissions pour la jeunesse tous les mercredis après-midis. La première chaîne diffusait un dessin animé nommé la bataille des planètes. Il y avait des robots. Moi qui n’étais jamais sorti de France, j’étais persuadé que plus tard nous allions tous voyager dans l’espace et que des robots de forme humaine allaient nous assister au quotidien. La société changeait petit à petit. Curieusement, plus le progrès affranchissait les familles des tâches les plus laborieuses, plus la vie était dure et compliquée. Mais je ne m’en rendais pas compte car j’étais encore un enfant très naïf. Nous avions toujours notre vieille télévision en noir et blanc, pas de four à micro-ondes ni de chaîne hi-fi. Le compact disc n’était pas encore inventé. Une amie de ma mère m’avait offert une platine me permettant d’écouter des disques vinyles que j’allais acheter, lorsque j’avais assez économisé, chez le disquaire de la rue de Belleville. Je me souviens encore avoir dépensé quarante francs pour un disque de Jean-Michel Jarre que j’écoutais en boucle.

Ma mère m’a offert un rubik’s cube en juin 1981. J’ai passé l’été à tenter de réaliser des combinaisons. Les premières consoles portables Nintendo « Game and Watch » ont ensuite fait leur apparition. J’étais très fier d’en posséder une. Juste avant de m’annoncer que ma mère souhaitait divorcer, mon père m’a offert un Videopack Philips pour Noël. Il s’agissait d’une étrange console de jeux, sobre, assez primaire. Après avoir vu le film « War games » et la série « Les petits génies », je rêvais de contrôler le monde de ma chambre. Certains de mes amis possédaient déjà un ZX80 Sinclair ou un Oric Atmos. Ces ordinateurs étaient malheureusement incompatibles avec notre vieux téléviseur sans prise péritel. Il m’a fallu attendre 1984 pour acquérir un Amstrad. Je ne m’en servais pas pour inventer un quelconque programme mais uniquement pour jouer. Il fallait insérer une cassette standard à droite du clavier et attendre un long moment ponctué d’immondes boing boing pour charger l’application. La télévision couleur, sans télécommande, est arrivée la même année que Canal plus. Nous ne nous sommes jamais abonnés.

Les années ont rapidement défilé. Collège, Lycée, faculté. Curieusement, internet a rapidement fait partie de ma vie car, étant doctorant à l’INSERM, notre équipe a rapidement appris à maitriser cet outil, et surtout nous ne pouvions déjà plus nous en passer. Je me suis abonné à Compuserve en 1996. La société proposait trois heures de connexion bas débit pour moins de cent cinquante francs par mois. Lorsque Netscape 2 se lançait, un compteur permettait de suivre sa consommation. J’ai rapidement ouvert un compte sur Geocities et créé ma première page internet. J’avais passé des heures à inventer un GIF animé pour souhaiter la bienvenue à mes hypothétiques visiteurs. Comme j’étais fier de ma réalisation. Internet était alors comme le minitel, mais en plus ludique et interactif.

Aujourd’hui, même mes toilettes sont connectées à internet. Des télévisions sont présentes dans toutes les pièces de la maison. Réfrigérateur américain, plaques à induction, consoles de jeux, ordinateurs portables, téléphones, Kindle, lecteur blue ray, chaîne Hi-Fi, vidéoprojecteur, mon appartement dégueule de merdes qui ne me servent à rien, sinon à me rappeler que la vie était certainement plus simple avant. Ou pas.

Au moins, je n’étais pas cocu. Ah Gudule, viens m’embrasser, et je te donnerai…

Un frigidaire,
un joli scooter,
un atomixer,
Et du Dunlopillo.

Une cuisinière, avec un four en verre,
Des tas de couverts et des pelles à gâteau.

Une tourniquette pour faire la vinaigrette,
Un bel aérateur pour bouffer les odeurs,
Des draps qui chauffent,
Un pistolet à gaufres,
Un avion pour deux,

Et nous serons heureux.

20 commentaires sur “Retour sur la période bleue (la complainte du progrès)

  1. Ah bah je ne te dis pas merci pour le coup de vieux que je viens de prendre à la lecture de ton billet. Un beau retour vers le futur. lol.
    Et sinon c’est peut-être grace à toute la technologie moderne que l’on finit par savoir que l’on est cocu ou pas. Est-ce un bien ou non ? cela est un autre débat.

  2. Beau billet pour faire ensuite – grâce aux commentaires – une étude statistique sur l’âge moyen de tes lecteurs 😉
    Bon… en attendant j’ai pris un bon coup de vieille nostalgie derrière mon crâne dégarni !

  3. Moi je n’ai pas pris de coup de vieux en te lisant, par contre, toi, tu m’as paru très vieux d’un coup..!! Tu parles de quel siècle là ? 😉

  4. Ah souvenirs, souvenirs… Et encore, tu n’a pas connu Zorro en noir et blanc, le jeudi après midi !
    PS Je crois que 16 = province, et 19 = étranger

  5. Moi qui habitait l’étranger dans les années 70s, j’aimais revenir en France l’été et goûter au métro, ses quelques rames en bois et ses tickets jaunes.

    Une petite précision sur les indicatifs téléphoniques : 16 pour les communications Paris-Province et le 16-1 pour appeler Paris. Et qui se souvient du bip-bip-bip avant d’avoir la tonalité ? C’est vrai que c’était loin la province :blink2_tb:

    Quand je pense que j’écris ce commentaire depuis mon iPad, confortablement installé au fond de mon canapé en écoutant un album acheté sur iTunes. Nous sommes une génération de fainéants !!!

  6. Je me sentais encore « jeune » avant de lire ton billet… et voici que toi, jeune éphèbe, tu nous parles de « tourne-disque », de michelines et de télé en noir et blanc!!!
    La différence d’âge étant toujours là… je me sens brutalement très vieux!

  7. Moi je regrette la Gare d’Austerlitz, elle avait tellement de charme. C’était ma gare, celle où l’on croisait et entendait les gens du Sud-Ouest.
    Bon c’est le progrès, Montparnasse et le TGV, il faut s’y faire. Mais zut je me sentais chez moi à Austerlitz !
    Bises roidetrefle

  8. hmmm … la « ligne de sceaux » (pas encore RER B) qui s’arrêtait à Luxembourg … sièges en bois là aussi, et suspension trop souples qui me donnait mal au coeur …
    et y’avait pas de tourniquets quand on rentrait dans les gares … juste un poinçonneur mécanique qui faisait un bruit marrant …
    ouaip … coup de vieux aussi là hein …

  9. oui pour les indicatifs c’était 16 1 pour appeler Paris depuis la province (et on appelait pas car c’était cher!). Moi c’est plutôt les visiteurs du mercredi avec Christophe Izard qui me manquent…ces supers vacances où on faisait de la luge ou les foins avant de rentrer gouter et regarder les dessins animés à la télé…même si on se raisonne et qu’il faut avancer et ne pas trop regarder en arrière

  10. suis pas une vieille poupée mais récré A2, dorothée, cabus, la mire de antenne 2 l’apres midi, le amstrad cpc, la cassette audio, le rubiks cub, le catalogue de la redoute pages sous vetements masculins font aussi parti de mes bribes de vie

    bisous tout plein :thumbup_tb: :thumbup_tb: :thumbup_tb:

  11. Et la chanson des visiteurs de Noël, mon roidetrefle, tu me l’as pas chantée !!!!! (et le matou Waldo Kitty et ses démélés avec l’affreux chien baveux, hein, hein ???). Ah ma brav’dam’ on était si n’heureux à cette époque….

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