Vieille peau

J’ai parlé pour la dernière fois à mon père il y a tout juste dix ans. J’étais vraiment très fier de lui annoncer que mon premier jour de travail s’était bien passé. Ce n’était pas un jour comme les autres. J’avais un vrai travail, rémunéré, sérieux. Mon géniteur commençait vraiment à s’impatienter. Son bon à rien de fils était décidément incapable de subvenir à ses propres besoins. Cela faisait déjà quatre années qu’il n’envoyait plus de pension alimentaire. Dix ans après avoir passé mon bac, il était temps que je m’installe. Je me souviens encore de sa voix, assez douce, et des principaux traits de son physique. Un peu plus petit que moi, blond, sans le moindre cheveu blanc. Son ventre rebondi trahissait cependant son goût immodéré pour la bonne chair.

Quelques jours avant de m’envoler pour Chicago, je suis tombé sur une boîte contenant de vieille photographies cornées. De format carré, perlées et légèrement jaunies, elle avaient été prises par la mère de mon père avec son appareil Kodak alors que je séjournais dans notre maison bourguignonne, probablement pour les fêtes de fin d’année suivant mes cinq ans. D’autres photographies avaient été prises chez ma grand-mère maternelle, quelques mois plus tard. Je semblais vraiment heureux et fier d’être en compagnie de mon papa. Clodo, le chien que j’avais adopté, était également présent. Nous évoluions alors dans les années soixante-dix, et la vie était radicalement différente. Outre les pantalons et cravates à motifs et formes improbables, l’existence semblait plus douce, moins agressive. Les moyens de communications étaient limités, le temps semblait filer plus lentement, on se satisfaisait globalement de peu, et faire tourner une mappemonde pouvait m’occuper des heures entières. Mais peut-être a-t-on l’habitude d’enjoliver le passé un peu lointain et de n’en garder que le meilleur.


J’ai curieusement toujours été impressionné par mon père. Discret, sans véritable loisir, il passait la plupart de son temps à travailler. Il était vraiment fier de me montrer ses carnets de rendez-vous, remplis du matin au soir et du lundi au samedi. Son seul luxe était les deux petites heures qu’il consacrait à sa sieste dominicale. Tout le monde savait alors qu’il était très risqué de le déranger. Je l’ai toujours connu vieux, sérieux. Il me parlais parfois de son adolescence. Tout cela me semblait si loin, presque de la préhistoire. Lorsque ces photographies ont été prises, il devait avoir trente trois ou trente quatre ans. Il travaillait depuis de nombreuses années, avait un enfant de cinq ans et venait de se séparer de sa femme. Oui, j’avais l’impression que l’adulte qui se tenait près de moi était vraiment très vieux. Même si sa vie était chaotique, il avait vécu.


Il arrive un jour ou la vie bascule brutalement. C’est irreversible. Avant, l’individu évolue dans une douce inconscience anesthesiante. Tout est simple, tout semble facile, les parents sont présents et forment une barrière plus ou moins perméable contre les aléas de la vie. L’enfant reste enfant. Le schéma est simple et classique. Un jour, l’enfant se rend compte qu’il doit s’occuper à son tour de ses parents. Rien a voir avec une quelconque dette morale. C’est la vie et la vie est ainsi faite. Ce moment peut arriver précocement, ou plus tardivement. Tout dépend des épreuves que l’enfant a eu à subir. Mon père a rapidement basculé dans cette seconde phase de l’existence. Oui, je l’ai toujours trouvé vieux, moralement et physiquement. Je suis maintenant plus âgé qu’il ne l’était sur ces vieilles photographies. Même si moi aussi j’ai franchi l’âge de raison depuis peu, je n’arrive toujours pas à m’imaginer aussi vieux qu’il me paraissait alors.

Certainement parce que j’ai l’impression de ne pas avoir fait grand chose de ma vie. Je me lève, je me rends au travail, je m’alimente, et je rejoins Morphée. Le reste n’est que cosmétique. Je n’ai aucune véritable responsabilité, sinon celle de veiller quotidiennement sur ma propre existence, celle de ma famille et par ricochet sur celle de Snooze qui semble le plus souvent vivre sur une planète bien lointaine de la mienne. Pas d’enfant à aimer, pas de chat à nourrir, pas de chien à sortir. Je vis au jour le jour, j’apprécie le bon, je tente de gérer le moins bon. Je m’évade en voyageant, en lisant, en faisant du sport, en me plongeant dans le travail ou en faisant de belles rencontres. Le plus ironique dans l’histoire est que je ne me suis jamais aussi senti bien physiquement dans ma peau, et qu’il faudrait me payer très cher pour retourner dix ou vingt années en arrière. Je suis finalement chanceux.

Maintenant vieux, mais toujours chanceux. Chanceux de ne pas porter les horribles cravates que mon père portait il y a une trentaine d’année.

15 commentaires sur “Vieille peau

  1. Bah… tu plaisantes, ou bien ? Ton père n’était pas (ni au propre ni au figuré) moins vieux que toi sur les photos de cette époque. Mais il s’en donnait la contenance, avec son esprit de sérieux et l’agenda plein de rendez-vous. Tu sembles effectivement beaucoup plus jeune

  2. J’adore Clodo! Moi j’avais Fripouille et je lui parlais.
    C’est dingue ce que tu dis à propos de l’âge de ton père. Mes parents ont toujours été vieux pour moi, je ne les ai jamais connus jeunes ! Avais jamais pensé à ça ! :bye_tb:

  3. Très beau billet, bien sûr, c’est du roidetrefle. J’ai récemment découvert cette vérité profonde: les parents s’inquiètent toute leur vie pour leurs enfants, mais ce n’est qu’après pas mal d’années que les enfants commencent à s’inquiéter pour leurs parents. Je me devais de faire savoir celà à nos contemporains les plus jeunes (petits cons !).

  4. Il y a quelques jours, je dinais chez Léon de Bruxelles rue du Montparnasse. Je n’y étais pas retournée depuis 10 ans, date à laquelle j’ai vu mon père pour la dernière fois. Deux jours après, il ne se réveillait pas. La vie peut basculer comme ça, d’un seul coup, et cette mort brutale m’a fait perdre pied pendant de longues années.
    Votre joli billet m’a fait monter les larmes aux yeux.

  5. @ Wavatar Philoo: pas au bureau dans tous les cas. les tiennes sont bien plus jolies. :jittery_tb:

    @ JM: C’est la mère de mon père, pas ma grand-mère de 98 ans. :happy_tb:

    @ Saperli: Oui, j’avais inventé le moyen de perdre rapidement deux kilos en passant l’après-midi en plein soleil. :annoyed_tb:

    @ MArC-Us: je ne vois pas de quoi tu parles. Tu aimes la crème fraîche toi aussi? :thumbup_tb:

    @ Al West: le double effet pédé sans doute. :devil2_tb:

    @ PascalR: Tu viens donc de franchir le cap. On monte le club des vieilles peaux? :dunce_tb:

    @ Sameplayer: ouais, tous des petits cons! :blush2_tb:

    @ Arlette: Merci Arlette. :laugh_tb:

    @ BBGS: Wouhaaaa, j’adore la photographie avec le salami géant! :thumbup_tb:

  6. On était vieux plus jeunes aux générations d’avant. Il n’était pas rare de bosser dès 14 puis 16 ans, de se marier vers 20 (surtout aux époques d’avant la contraception efficace) ; ceux qui avaient connu ou dû participer à l’une ou l’autre guerre n’étaient plus insouciants, et ça rigolait pas avec certaines choses pour la plupart des gens / fins de mois. J’ai l’impression (peut-être fausse ?) qu’à gamme de job équivalent, il fallait faire davantage gaffe avant pour les boucler sans la honte (c’en était une, dans les mentalités d’alors) de l’endettement.
    Il y avait aussi une forme d’autocensure quant à la vie qu’on pouvait mener. Les gens des classes moyennes ne s’autorisaient pas de rêves insensés et pour leurs enfants rêvaient uniquement « d’une bonne situation » (le goût pour le travail en question n’entrait pas en ligne de compte). Ton père a sans doute toujours eu l’âge des rêves raisonnables et sagement cravatés.

  7. On était vieux plus jeunes aux générations d’avant. Il n’était pas rare de bosser dès 14 puis 16 ans, de se marier vers 20 (surtout aux époques d’avant la contraception efficace) ; ceux qui avaient connu ou dû participer à l’une ou l’autre guerre n’étaient plus insouciants, et ça rigolait pas avec certaines choses pour la plupart des gens / fins de mois. J’ai l’impression (peut-être fausse ?) qu’à gamme de job équivalent, il fallait faire davantage gaffe avant pour les boucler sans la honte (c’en était une, dans les mentalités d’alors) de l’endettement.Il y avait aussi une forme d’autocensure quant à la vie qu’on pouvait mener. Les gens des classes moyennes ne s’autorisaient pas de rêves insensés et pour leurs enfants rêvaient uniquement “d’une bonne situation” (le goût pour le travail en question n’entrait pas en ligne de compte). Ton père a sans doute toujours eu l’âge des rêves raisonnables et sagement cravatés.
    +1

  8. J’allais écrire le même commentaire que Gilda, mais elle l’a fait en mieux.

    Et puis il y a une question de personnes, aussi. Il y a des gens qui sont sérieux et vieux depuis l’enfance. Tristes, souvent.

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